La Pomme dans le noir

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Clarice Lispector, d’après Le Bâtisseur de ruines – traduction Violante Do Canto – mise en scène, adaptation et lumière Marie-Christine Soma, à la MC93 Bobigny.

Grande romancière, nouvelliste et journaliste brésilienne élevée à Recife jusqu’à l’âge de neuf ans puis à Rio de Janeiro, Clarice Lispector (1920-1977) entreprend d’abord des études de droit. Elle sillonne ensuite l’Europe et les Etats-Unis avec son mari, diplomate, avant de rentrer, en 1959, au Brésil. Son premier roman, Près du cœur sauvage, est publié en 1944, début d’une brillante carrière en écriture qui marque un changement profond dans les sujets traités, comme dans leur expression. Elle emprunte en effet le chemin de l’introspection et de l’autoréflexion, s’éloignant des romans sociaux naturalistes de l’époque. Elle achève La Pomme dans le noir en 1956, qu’elle considère comme le plus structuré de ses romans. Il ne sera publié que cinq ans plus tard, sous le titre Le Bâtisseur de ruines et lui apportera une reconnaissance internationale.

Alors que ses récits mettent généralement en scène des femmes qui, à partir d’un geste anecdotique, changent radicalement le cours de leur vie, La Pomme dans le noir traite du destin d’un homme, pris de vertige après son passage à l’acte. Clara Lispector dessine un univers du silence et donne à voir sa perception du monde. Elle invite à suivre le voyage initiatique d’un anti héros, Martin, ingénieur, autour duquel plane un doute sur la nature du crime qu’il a commis et qui change son parcours, avant de le changer lui-même, profondément. On le croise sur son chemin de Damas, à la recherche de travaux pour survivre, cachant sa véritable identité et s’inventant un nouveau profil. Sans qu’il ne s’explique, de toute évidence l’homme est un animal traqué. Il est accueilli dans une ferme isolée tenue par une maitresse femme, pistolet à la ceinture, Victoria (Dominique Reymond) qui lui propose le job espéré et charge la barque des tâches à accomplir. Une jeune veuve, Ermelinda, (Mélodie Richard) vit aussi dans la ferme sous l’aile protectrice de Victoria, dans une semi léthargie. Un quatrième acteur (Carlo Brandt) sorte de narrateur faisant le lien entre le plateau et la salle, interprète plusieurs personnages.

L’écriture est fascinante, sensible et délicate et le personnage de Martin – magnifiquement interprété par Pierre-François Garel – passionnant, dans cette quête de rédemption et ses déclinaisons entre ombre et lumière. Le spectacle débute dans le noir absolu par la narration, concentrée et vibrante, chuchotée par une voix d’homme, qui raconte, longuement. Le mot est matière, la langue est poétique et le son signé Xavier Jacquot. L’homme est recherché, il dit avoir quitté brutalement l’hôtel où il était, tenu par un allemand qui semblait l’avoir reconnu. Il parle d’une voiture garée là, mais peut-être rêve-t-il ? Il décrit un jardin, sorte de paradis perdu, le noir de la salle augmente la perte de repères entre rêve et réalité. Quand la lumière revient et éclaire la scène, on comprend que l’acteur était dans la salle. On le retrouve dans les méandres de ses errances, au moment où il trouve un point d’eau, dans la ferme où il s’apprête à proposer ses services.

Le temps de la pièce est ce temps du travail à la ferme où Martin creuse un puits et voyage entre cauchemars et rêves éveillés. Il est ce temps des relations qui se tissent entre lui et chacune des femmes qui agissent tel un révélateur, temps qui les modifie elles aussi et entraine la prise de conscience d’Ermelinda pour construire sa vie autrement et la longue confession de Victoria, sous forme de métaphore. Le temps de la pièce est aussi ce temps de l’anamnèse où Martin est à la fois le narrateur et le personnage, temps étiré et singulier qui induit la distance du dédoublement entre la répétition des gestes et l’éternité au rythme d’un sablier. Les rêves de Martin apparaissent, par images projetées, sur la palissade d’une scénographie inventive (images de Raymonde Couvreu, scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy) elles illustrent le tourment : « Je dois décider si je suis innocent, quelle a été mon erreur, en tant qu’homme » dit Martin. Puis, plus tard : « Je ne suis rien, j’ai tué. » Sa vie est une sorte de roulette russe, un jeu entre la vie et la mort, elle est la terre, une marche dans le désert, son étrangeté d’être au monde. A la fin du récit, dénoncé par Victoria, on lui passe les menottes et il ne résiste pas.

Marie-Christine Soma présente avec La Pomme dans le noir dont elle signe l’adaptation, la mise en scène et les lumières, un très beau travail. Elle vient elle-même du métier de la lumière suite à sa rencontre avec Henri Alekan dont elle fut un temps l’assistante avant de travailler avec Dominique Bruguière sur Le Temps et la chambre de Botho Strauss, mis en scène par Patrice Chéreau. Elle  a créé avec Daniel Jeanneteau en 2001, la compagnie La Part du Vent associée au TGP de Saint-Denis que dirigeait Alain Ollivier, fait les lumières de nombreux spectacles. Elle a mis en scène au Studio-Théâtre de Vitry, en 2010, Les Vagues, de Virginia Woolf. Elle traduit ici scéniquement, avec intelligence et finesse, l’univers inattendu de Clara Lispector et le parcours d’un homme qui cherche à se ré-inscrire dans la communauté des hommes. Sous une apparence sommes toutes assez simple se cache l’étrangeté d’univers intimes complexes et la singularité de la perception du monde, la lisière et les limites, l’espérance et la rédemption.

Brigitte Rémer, le 29 septembre 2017

Avec : Carlo Brandt, Pierre-François Garel, Dominique Reymond, Mélodie Richard – images Raymonde Couvreu – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – son Xavier Jacquot – costumes Sabine Siegwalt – assistante mise en scène et lumière Diane Guérin – construction décor ateliers de la MC93. Le texte est édité par Gallimard, collection L’Imaginaire.

Du mercredi 20 septembre au dimanche 8 octobre (du mardi au vendredi, 20h – samedi 18h – dimanche 16h) – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Nouvelle Salle – 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso (ligne 5) – Tournée en France : du 11 au 13 octobre 2017, MC2, Grenoble – du 17 au 21 octobre 2017, Théâtre Olympia/CDN de Tours – septembre 2018, TNS, Strasbourg – octobre 2018, CDN Besançon Franche-Comté.